Ce qui se passe en Europe depuis le 9 février dernier m'inquiète. Ce jour-là, j'ai voté non à l'initiative sur l'immigration de masse. Comme la majorité des Romands et 61% des Vaudois, j'ai voté non pour dire oui à la libre circulation des personnes. Parce que je pense que l'accueil des Européens qui viennent dans notre pays pour y travailler est favorable à la prospérité de la Suisse. Il y a certes des critiques à prendre en considération. Mais à l'exception du Tessin, le non à l'initiative l'a emporté dans toutes les régions où la présence étrangère est la plus forte, à Bâle, à Zurich, sur l'Arc lémanique. Les partisans de l'initiative voulaient pourtant rendre cette présence étrangère responsable de la pénurie de logements et de la saturation des moyens de transports effectivement sensibles dans ces régions. Ce n'est pas le moindre des paradoxes de ce scrutin.
Ce décalage entre les faits et la vision qu'on en présente est tout aussi flagrant au sein de l'Union européenne. Bruxelles et de nombreuses capitales européennes ont immédiatement réagi au vote suisse en présentant la libre circulation des personnes comme un principe inaliénable, non négociable. A les entendre, on avait l'impression qu'il s'agissait d'un dogme intouchable sous peine d'excommunication ou d'un théorème marxiste-léniniste ne souffrant pas la moindre discussion sous peine de Sibérie.
Cette réaction, c'est la peur qui en est la cause profonde. La peur de la contagion. Personne n'a été surpris de voir les partis nationalistes d'Europe applaudir bruyamment le résultat du vote suisse. Tous en ont profité pour réclamer l'organisation d'un référendum sur l'immigration dans leur propre pays. Or ces mouvements plus ou moins radicaux ont actuellement le vent en poupe dans la perspective des élections européennes qui se dérouleront entre le 22 et le 25 mai prochain. Et tout indique qu'un référendum sur l'immigration pourrait donner des résultats identiques au vote suisse dans plusieurs pays de l'Union européenne.
Les sondages multiplient en effet les signaux d'alerte. Une enquête d'opinion a été menée les 13 et 14 février dernier auprès d'un échantillon représentatif de 1110 personnes dans trois pays européens. Résultat: la majorité des Allemands (61.8%), plus de deux tiers de Français (69.7%) et plus de trois quarts des Britanniques (77.5%) voudraient limiter l'immigration dans leur pays. Ces résultats s'inscrivent dans un climat de défiance jamais atteint à l'égard des dirigeants européens. Un sondage effectué pour le quotidien Le Monde, en janvier 2014, révèle que le système démocratique fonctionne de moins en moins bien pour plus de deux tiers des Français. 45% d’entre eux estiment en outre que l'appartenance à l'Union européenne "tend plutôt à affaiblir la démocratie en France". Dans cette atmosphère, on comprend mieux les aboiements improductifs d'Arnaud Montebourg et de quelques autres après le vote suisse.
Aujourd'hui, certains leaders européens, qui n'ont rien d'extrémiste, souhaitent prendre des mesures en matière d'immigration. Le lendemain du vote helvétique, l'ancien Premier ministre français, François Fillon, s'est montré catégorique: "Soit l'Europe se dote d'une politique d'immigration sérieuse, a-t-il dit, soit elle ne le fait pas, et elle ne pourra pas empêcher les Etats de le faire." Il s'est même déclaré favorable aux quotas: "Je propose depuis des mois que la France et l'Europe adoptent le même système."
Trois choses me paraissent ressortir de ces faits. Le vote du 9 février a provoqué beaucoup d’émotions en Suisse, à Bruxelles et dans de nombreuses capitales de l’Union européenne. Attendons donc que les élections européennes soient passées et de voir les résultats qui sortiront des urnes avant de dire tout et n'importe quoi sur l’avenir des relations entre l'Europe et la Suisse.
Deuxièmement, les déclarations des représentants de l’Union européenne s'expliquent, du moins en partie, surtout les plus tonitruantes, par la crainte de voir la libre circulation des personnes contestée sous sa forme actuelle par un nombre croissant de dirigeants politiques et une majorité de citoyens au-delà des frontières de la Suisse.
La troisième chose, plus fondamentale à mes yeux, c'est qu'un principe politique, celui de la libre circulation des personnes comme les autres, reste un principe. C'est-à-dire un élément que l'on peut discuter, aménager en fonction des circonstances, notamment en tenant compte de la volonté populaire. Sinon il devient un dogme idéologique intouchable, intangible, l'expression d'une volonté transcendantale imposée par des élites supposées mieux éclairées que "le bon peuple", comme au temps des régimes de droit divin. Avec le risque très sérieux que ces avant-gardes du bonheur humain soient envoyées "se faire f…", et pas seulement lors d'une conversation téléphonique d'une secrétaire d'Etat adjointe à Washington.
Olivier Feller
Conseiller national PLR Vaud
Article publié dans Le Temps du 25 février 2014